
Jusqu’à la fin des années 80, l’autorité religieuse de Bakel était sous le contrôle des familles maraboutiques du quartier Moodinkane ( Quartier de Marabouts ). Il est important de rappeler que ce statut religieux était confié par la famille N’diaye, famille régnante, à la famille Kébé. Ce pacte fût scellé quelques temps après la fondation de la ville de Bakel. En effet, les Kébé avaient remplacé les Bâ, restés à Diawara, dans des circonstances particulières. Les Bâ étaient les premiers marabouts des N’diaye de Bakel avant les Kébé. C’est au fil des années que cette fonction religieuse s’était élargie à d’autres familles de Moodinkane. Ceci permettait d’une certaine manière la circulation de l’imamat ( fonction d’imam ) de la grande mosquée de Bakel entre elles. Cette organisation était facilitée par les liens de parenté que ces familles avaient tissés entre elles depuis tout le temps. Cela s’explique également par la rareté de personnes instruites en science coranique parmi les membres du clan Kébé due à l’ampleur des migrations dans le quartier de Moodinkane. Dès lors, la circulation de la fonction religieuse devenait logique. Toutefois, ce partage a ÂÂÂ installé et continue d’installer un climat de tensions entre les différentes familles de Bakel. À chaque fois, on atténuait ces tensions en faisant appel aux liens de parenté qui liaient les différents protagonistes. Malheureusement, cela n’a pas empêché une certaine confusion ÂÂÂ au sein de ces familles puisque la parenté s’était entremêlée avec la coutume et la compétence. Cela rendait délicat le schéma religieux à Bakel.
À partir des années 90, les familles religieuses de Moodinkane traversèrent une crise inouïe. Certes les origines de cette crise sont lointaines mais l’enjeu tournait autour de l’exercice de la fonction d’imamat de la « Grande Mosquée de Bakel ». Déjà fragilisées par le projet colonial et la percée des «ÂÂÂ maderasas", ces familles étaient confrontées à la douloureuse question de la succession (la première remontait aux années 70). La plus marquante était celle qui s’était passée sous l’imamat de El Hadji Mabo Dramé, marabout et ancien migrant en Guinée Conakry. Ce dernier, après avoir rempli pendant plusieurs années la fonction d'Imam de la grande mosquée, avait décidé de quitter cette fonction pour des raisons de santé. Il était aussi rattrapé par le pois de l’âge. Si son départ n’avait pas posé problème, la succession était loin d’être unanime. Elle avait installé une crise allant jusqu’à une confrontation physique entre les familles à Bakel.ÂÂÂ Les deux candidats à la succession de El Hadji Mabo Dramé étaient El Hadji Samba Maimouna Dramé et El Hadji Ladji Diombou Kébé . Nous avons peu d’informations sur le parcours de ces deux hommes religieux. En ce qui concerne Aladji Samba Dramé, ces enfants nous ont confiés ÂÂÂ quelques informations utiles. Il est né vers 1927. Il passa ses études coraniques auprès de son père Mamadou Dramé à Bakel avant de les poursuivre à Nioro du Sahel (Mali). Après plusieurs années loin de sa terre natale, il rentra à Bakel. Au même moment, il s’approcha de la confrérie Tidjane de Médina Gounass (cité religieuse située au sud-est du Sénégal fondée par Tierno Mamadou Seydou Bâ, appartenant à une des branches de la Tidjania Umarienne). À son retour à Bakel, il garda le contact avec ses « maitres ». Il assistait régulièrement à leurs activités religieuses dont la plus importante est le Daaka. Samba était donc très attaché à la Tidjania Oumarienne. D’ailleurs, il faisait ses prêches dans plusieurs langues locales comme le Peul en plus du Soninke. . Quant à Ladji N’diabou Kébé, d’après ce qui nous a été rapporté, il avait passé une grande partie de sa vie en France en tant que travailleur migrant après des études coraniques. Il dirigeait tout de même la prière dans une petite mosquée située à cheval entre Moodinkane et N’diayega. Son « demi-frère » Tandian Kébé assurait également la direction de la prière dans une mosquée située au quartier N’diayega, non loin du marché.
Ainsi, devant l’argument de la compétence qui était favorable à Samba Dramé s’était opposé celui de la coutume défendu par les Kébé et leur candidat Ladji N’diombou. Ce qui a rendu la crise encore acerbe, c’est la position des N’diaye et le choix porté sur Samba Dramé. Les familles Kébé avaient non seulement dénoncé l’ingérence des N’diaye (chose curieuse si l’on sait qu’un pacte existait entre eux) dans les affaires de parenté de Moodinkane (qui se considèrent tous comme issus d’un même ancêtre même si cela n’est pas le cas dans la réalité) mais elles avaient émis des doutes sur l’impartialité de Aladji Mabo Dramé ayant un lien de parenté étroit avec Samba Dramé (ils sont des cousins). Certaines franges de la population de Bakel notamment des personnes issues des familles Kébé estimaient (à tort ou à raison) que la raison de santé fragile soutenue par Aladje Mabo Dramé ne serait qu’un prétexte pour « donner de manière astucieuse » l’imamat à son neveu Samba. Cependant, une autre version soutient que Aladji Mabo aurait « retourné la canne de l’imamat » à la famille Kébé. Comment Samba avait-il alors pu s’en emparer ? Qui le soutenait ?D’après nos « informations de terrain », Samba Dramé, en plus de l’avantage de la parenté qui le lie à Mabo, bénéficiait du soutien de la famille N’diaye du moins celui du chef de village Samba Demba N'diaye. Les N’diaye trouvaient en Samba un profil idéal et une compétence rare, bien meilleure que Ladji N’diombou. Tout cela avait participé à envenimer la crise allant jusqu’à provoquer une violence physique entre les protagonistes. Au milieu de la crise, une confrontation physique s’était passée à l’intérieur de la mosquée de Bakel un jour de vendredi dont nous avons été nous-mêmes témoins. Il avait fallu l’intervention de la gendarmerie pour disperser la foule dans la mosquée. Ce jour-là, la « Prière de Vendredi » n’avait pas eu lieu à Bakel. Sous l’ordre du Préfet, la Gendarmerie était intervenue et avait fermé la mosquée pendant plusieurs semaines.
C’est finalement Samba Dramé, suite à la décision de la famille N’diaye en accord avec l’administration locale (le Préfet) et d’autres notables de Bakel, qui a été porté à la tête de l’imamat de la grande mosquée de Bakel. Il l’avait exercé pendant presque dix ans avant d’être à son tour indisposé pour une raison de santé due poids de l’âge. La réponse de Ladji N’diabou ne se fait pas attendre. Non seulement, il accusa l’intrusion des N’diaye dans les affaires des familles religieuses de Moodinkane mais dénonça la forfaiture en le qualifiant de complot. Il bouda les prières de la grande mosquée de Bakel pendant une longue période. Il était suivi en cela par une partie de sa famille, certains parmi ses parents de Moodinkane et ses amis proches. Une accalmie s'installa quelques années après mais les rancœurs perdurèrent.
Tout compte fait, la crise religieuse entre les familles de Moodinkane laissa planer le doute et un manque de crédibilité. Ceci installa un vide dans l’espace religieux de Bakel. Il ne serait donc pas faux de faire un lien entre la crise interne qui a secoué et continue de secouer les familles religieuses « traditionnelles » de Bakel et l’émergence de nouveaux mouvements religieux. La particularité de ces nouveaux courants religieux réside dans le fait qu’ils s’éloignent du mode de fonctionnement «ÂÂÂ gérontocratique" des familles de Moodinkane. Ils mettent plutôt en avant la jeunesse et la compétence à première vue (les membres de ce groupe avaient pour la plupart fait des études poussées dans la langue arabe et dans le Coran à l’intérieur du Sénégal, en Egypte et même en Arabie Saoudite). Ils soutiennent d’ailleurs s’inspirer du Coran et de la Sunna du Prophète Mohamed.ÂÂÂ
Nous avons observé sur le terrain que les adhérents de ce mouvement sont composés en majorité de membres issus de catégories sociales inférieures. À cela vient s’ajouter, un autre courant religieux introduit à Bakel par le biais des commerçants wolofs. On retrouve aujourd’hui à Bakel, en dehors des familles religieuses de Moodinkane, des courants religieux qui s’inspirent du mouridisme, du wahhabisme, du tidjanisme umarien, etc.ÂÂÂ
Ainsi, la crise religieuse entre les familles de Moodinkane avait laissé le champ libre à ces mouvements (en plus la question de la relève religieuse se pose de plus en plus au sein des familles de Moodinkane). Ceux-ci commençaient à élargir leurs espaces d’expression à travers la création de petites mosquées dont la plus célèbre se trouve au quartier Montagne Centrale (quartier situé au nord-est de Bakel abritant en majorité des familles d’origine esclave ou artisane). Ils cherchaient à étendre leur projet inspiré d’un discours plus radical. Aujourd’hui, l’espace religieux de Bakel traverse un clivage profond qui ne dit pas son nom. Celui-ci est lié à des divergences d’interprétations des textes religieux mais de la confrontation entre la coutume et la religion. C’est une cohabitation risquée qui est observée entre ces différents courants religieux à Bakel. Cela se traduit par la démultiplication des mosquées. À côté de la grande mosquée située à Moodinkane, d’autres grandes mosquées ont vu le jour. Il s’agit de la mosquée d’Al Fâala (située au quartier Bakelcoura et sous le contrôle d’une famille Dramé, originaire du village de Diawara installée à Bakel depuis plusieurs années), de la mosquée ÂÂÂ Montagne Centrale (construite par ÂÂÂ ocar Cissokho), ÂÂÂ de la « mosquée des Peul » située au quartier Guidimpale, de la mosquée d’un certain Oustaz Diallo situé aux HLM et de celle d’Ismaila Dramé qui est en cours de construction. Le fait que la « Prière de Vendredi » se passe aujourd’hui dans plusieurs mosquées à Bakel témoigne de la confusion du fait religieux dans cette ville.
Parmi les courants religieux, celui des Sunna dunko semble s’inscrire dans une dynamique radicale. D’après nos « informations de terrain », ce courant proviendrait des catégories sociales inférieures. Cependant, nous avons identifié dans le mouvement des personnes issues de catégories sociales dites supérieures. Il est vrai que dans sa composante, le mouvement des Sunna dunko était ouverte à toutes les couches sociales de la ville. D’ailleurs, la première mosquée qui porte leur nom avait été créée par un membre de la chefferie du village ( N’diombou N’diaye, ancien navigateur dans la marine française). Mais au rythme où évolue la situation, ce courant religieux finira par être « phagocyté » par les catégories sociales inférieures. Il y aurait ÂÂÂ un lien entre le discours religieux qu’ils prônent et un projet d’affirmation sociale. La proximité des certaines membres issues des familles religieuses de Moodinkane dans ce courant traduit à la fois un conflit générationnel et une affirmation sociale ou identitaire. Ceci pousse certains jeunes de ces familles à trouver une reconversion dans ce mouvement et un moyen d’expression puisque dans ces familles, l’autorité religieuse est inscrite dans une logique gérontocratique offrant peu de terrain à la jeunesse.ÂÂÂ
À notre connaissance, le mouvement religieux mouride est arrivé à Bakel par le biais du commerce. Aujourd’hui, il s’est bien implanté à l’échelle de la ville. Il gagne même du terrain et de la sympathie chez les populations non «ÂÂÂ commerçantes". Les mourides de Bakel disposent de leur propre mosquée. Celle-ci est en cours de construction au quartier des HLM. D’ailleurs, le modèle architectural s’inspire en grande partie de celui de la grande mosquée de Touba (ville religieuse fondée par Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie mouride du Sénégal). D’après nos « informations de terrain », le choix de l’imam se fait depuis Touba. Ce qui exclut d'entrée un ressortissant de la ville de Bakel de la course. Même si en théorie la mosquée est ouverte à tous les musulmans sans distinction ethnique, sociale ou géographique, son mode de fonctionnement et les personnes qui la fréquentent peuvent amener à la qualifier d’une « mosquée des mourides ou des wolofs ». Les prêches de l’imam se font dans les langues arabe et wolof. N’oublions pas aussi celles-ci se font en soninké et en arabe au niveau de la grande mosquée de Moodinkane.Par ailleurs, la mosquée de Guidimpale n’arrive pas à échapper à la même règle. Pour avoir passé la prière à plusieurs reprises dans cette mosquée, nous avons fait l’expérience personnellement. L’imam fait ses prêches dans les langues peul et arabe. Tout cela nous oblige à soutenir que l’espace religieux de Bakel prend une nouvelle tournure. La démultiplication des mosquées est certes liée à l’évolution démographique et territoriale de la ville et à la différence des affinités religieuses mais nous pensons qu’elle est nourrie par d’autres facteurs liés aux appartenances identitaires, ethniques et sociales.
Avec la question de la transition religieuse non résolue (dont la cause est tantôt attribuée à la migration, l’école française, à la maderasa tantôt à l’incompétence des jeunes ou dans une certaine mesure à l’essoufflement d’un système gérontocratique du contrôle religieux avec les "Xaran yimbeÂÂÂ » ) au sein des familles maraboutiques de Moodinkane et l’émergence d’autres courants religieux, le visage religieux de Bakel est en train de se transformer. Dans les prochaines années, il ne serait pas surprenant de voir le problème de cohabitation se poser entre ces différents courants religieux au risque de prendre une tournure violente. À côté de la relève à laquelle les familles religieuses de Moodinkane sont confrontées, le champ religieux de Bakel fera face à une cohabitation à risque entre le religieux, l’appartenance sociale et l’origine ethnique. En observant la configuration des quartiers, c’est le schéma qui semble se dessiner pour la ville de Bakel.
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Saliou DIALLO
Depuis Poitiers (France)