
Quand le soleil dort, la lune et les étoiles s’amusent. L’astre du jour ne commencera à bâiller qu’après les premières lueurs de l’aube, période au cours de laquelle ses rayons sortent et chassent les reines de la nuit.
Mocirédin admire ces moments féeriques, diaboliques, à la limite, qui impressionneront n’importe qui sauf un natif de « Guidinkhama », c’est-à-dire la Montagne Centrale, premier quartier à voir les lumières du jour et à entendre le chant des coqs.
Comme il fait beau temps ce matin, l’époux de Diambéré Khoumba profite de cette aubaine pour se dégourdir les jambes et se remémorer l’histoire incroyable de ces cent circoncis morts le même jour dans des circonstances assez émouvantes.
Mocirédin se rappelle qu’au cours d’une veillée, alors qu’il n’avait que dix ans à peine, son oncle Yougoukhassé Moussa, grand conteur, racontait une histoire. A vrai dire, le jeune garçon ne savait pas où situer la narration du grand frère de sa mère Aissé Moussa. Est-ce un conte ? Une légende ? Une histoire ?
Tout ce dont il se rappelle le plus, Mocirédin, c’est qu’il était tout ouïe et tout oreille face à cet homme qui semblait venir d’un autre monde. Son oncle était bâti tel un titan, avec une poitrine énorme et les muscles des bras si particuliers qu’ils apeuraient à première vue. Malgré cette apparence, « Kawu » Yougoukhassé Moussa était docile comme un agneau. Les enfants étaient ses compagnons préférés. Il les cajolait et leur racontait très souvent ses aventures (il avait beaucoup voyagé !)
Maintenant qu’il était devenu adulte, avec l’âge d’alors de son oncle, il peut à son tour raconter, expliquer aux plus jeunes que lui, ce qu’il avait entendu, il y a plus de cinquante ans.
<<-Sous la conduite du « Bawo », le Maître, le Protecteur, le Détourneur de mauvais esprits, l’Homme qui voit sans être vu, celui qui lit l’avenir et fait des prévisions, l’Incontournable compagnon des diables, Jikké avait ce jour-là un nombre impressionnant de circoncis. Depuis maintenant une dizaine de jours, « Bawo », ses aides et les cent circoncis vivaient éloignés du village, de ses tentations, de ses regards indiscrets mais surtout de ses esprits dévastateurs, ses
« chercheurs » de sang. Leur camp était situé entre deux collines, bien loin des yeux malveillants.
Aujourd’hui, « Bawo » a programmé une marche assez spéciale, une randonnée qui fera traverser le village, habituer ses protégés au monde naturel, à la société qui leur ouvrira ses bras dans quelques jours. Des curieux, il y’en avait partout dans les rues, en cette fin de saison des pluies. Les mains se levaient au passage de ces futurs hommes qui sortiront bientôt de la « CASE ». Après ces quatre à cinq semaines de vie communautaire, ils deviendront des hommes au vrai sens du terme, déjà majeurs pour certains, pas loin de la majorité pour d’autres, les cent garçons, sagaie en main, attirent davantage les foules, quand de leurs voix chevrotantes, ils entonnent des chansons d’initiés.
Des mères, voyant leur enfant pour la première fois dans une tenue si pittoresque ne peuvent s’empêcher d’essuyer une larme. Des hommes, à la vue de ces circoncis, se rappellent avec beaucoup d’émotion leur jeunesse, leur passage obligatoire et obligé dans la « CASE » de l’homme. C’est avec beaucoup de fierté qu’ils racontent à qui veut les entendre les péripéties succulentes de certaines anecdotes.
Derrière Goundeyni, sur la dernière colline avant Faloboula, se trouvaient des tamariniers. Leurs fruits sont convoités par les passants. De tous temps, ils en cueillaient et les suçaient afin de diminuer les multiples soucis de la journée qui pointent leur nez.
A peine arrivés sous ces mystérieux arbres sur lesquels le grand écrivain Birago Diop parlait de leur fréquentation par les génies, les bons et les mauvais, les circoncis se régalaient.
Au grand étonnement de « Bawo » Jikké, « ses » circoncis tombaient comme des mouches, inertes. Au décompte, quatre-vingt-dix-neuf (99) sur les cent étaient couchés par terre, inanimés. Un seul se tenait là, debout, l’air ahuri, cherchant à comprendre ce qui se passe autour de lui.
Ne pouvant supporter cette atmosphère lugubre et ne sachant que faire en ce moment, la seule et unique solution qui lui restait c’était de s’enfuir, de s’éloigner de ce lieu macabre. Il descendit en courant la pente. Sans se soucier des regards étonnés de ceux qu’ils dépassaient, il se rendit chez lui. Sa mère se mit à pleurer en serrant son enfant dans ses bras.
Le circoncis raconta toute l’histoire à sa maman. Après un instant, un tout petit instant d’hésitation, la mère demanda à son fils, en lui indiquant du doigt le
chemin de Goundeyni, de retourner là d’où il vient, d’imiter les autres pour mettre fin à cette histoire.
-Je ne veux pas être plus tard la risée du village, celle qu’on indexe à chacun de ses passages, la traitant de la mère du « traitre », le circoncis qui a abandonné ses camarades morts à « DIABBE MOUTHIOU MAYA ». Je veux vivre fière et voir mon fils mourir dignement.
Le garçon, très courageux, rebrousse chemin, rejoint les autres circoncis alignés côte à côte au flanc de la colline. Il suça à son tour un tamarin, se coucha et comme les autres, mourut.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là ! Les morts sont bien morts ; ils sont partis ; cependant ils continuent de frayer la chronique. Qui sont-ils ? De quelles familles sont-ils issus ? Connaît-on la famille d’un seul de ces garçons ?
Toujours est-il que cette histoire nous enseigne qu’en milieu Soninké, le respect des parents existe bien. Le circoncis n’a pas ajouté le moindre mot à ceux de sa mère. Il est parti mourir sans pleurer.
Cette histoire montre aussi, que malgré l’amour qu’une mère porte pour son enfant, la honte, le déshonneur sont importants et répugnants pour le Soninké.
Sur la route de Faloboula, derrière cette fameuse colline qui a vu mourir les cent circoncis, un cimetière mal entretenu, sans traces pour beaucoup de tombes est en train de pleurer seul ses morts. Aidons-le à se reconstituer, à lui donner forme, à sauvegarder la mémoire de ces circoncis et à faire de ce lieu, un endroit où viendront des millions de personnes saluer ces morts et prier pour eux.>>
Mocirédin aimerait, autant que pour le Cimetière des Militaires Français, un peu de considération pour ce lieu qui ajoute un plus à l’histoire de Bakel.
Idrissa Diarra